La cohabitation harmonieuse selon le PL 103 : une illusion dangereuse

Depuis plusieurs années, un climat d’intolérance de plus en plus palpable s’installe dans nos villes à l’égard de certains groupes marginalisés, traduisant une difficulté collective à penser l’inclusion autrement que par la mise à l’écart. La posture du Pas dans ma cour (Not In My Backyard, ou NIMBY), qui consiste à appuyer certaines interventions sociales à condition qu’elles soient menées ailleurs, s’est imposée comme l’un des principaux moteurs de l’exclusion des populations vulnérables de l’espace urbain. Qu’il s’agisse de refuges d’urgence, de services en réduction des méfaits, en santé mentale ou en dépendances, ces initiatives rencontrent fréquemment une opposition citoyenne dès lors qu’elles sont appelées à s’implanter à proximité de quartiers résidentiels ou commerciaux.

Plutôt que d’aborder les inégalités sociales comme des problèmes systémiques nécessitant des réponses structurelles, on tend à les réduire à des enjeux de gestion de l’espace public et de cohabitation sociale en déplaçant, dispersant ou invisibilisant les personnes qui en sont les visages les plus visibles. Ce faisant, le poids du problème est reporté sur les populations vulnérables, qui, loin d’être soutenues, deviennent des « problèmes » à gérer.

Sous prétexte d’harmonie, on fragilise les droits des plus marginalisé·e·s

C’est dans ce contexte que s’inscrit le projet de loi 103, déposé en Assemblée nationale le 6 mai dernier par la Coalition avenir Québec (CAQ), qui prétend favoriser une « cohabitation harmonieuse » en encadrant plus strictement les sites de consommation supervisée (SCS).  Cette mesure survient dans un contexte particulièrement critique, où la crise des surdoses entraîne, chaque semaine, environ cinq décès et une quinzaine d’hospitalisations à l’échelle de la province[1]. Les SCS offrent un espace sécuritaire où les personnes peuvent consommer sous la supervision d’une équipe formée pour intervenir en cas de surdose. Le fait est sans équivoque : aucun décès n’a été recensé dans ces centres depuis leur mise en place au Québec[2].

En ajoutant de nouvelles exigences ministérielles et en complexifiant davantage les processus administratifs déjà imposants, le PL 103 vient compromettre significativement le développement et la prestation de ce type de ressources essentielles pour les personnes utilisatrices de drogues. Restreindre l’accès à des ressources de soutien et d’aide de proximité pour les personnes les plus vulnérables ne ferait qu’aggraver la crise actuelle — mettant directement des vies en danger.

D’autant plus inquiétant, le projet de loi 103 confère au ministre un pouvoir discrétionnaire pour appliquer ces mêmes exigences à tout service destiné principalement aux personnes en situation d’itinérance. Cette mesure risque de déplacer ces services vers des zones isolées, loin des populations qui en ont le plus besoin. Dans des quartiers déjà dépourvus de ressources, cela pourrait intensifier les comportements de survie dans l’espace public, rendre plus difficile l’accès aux services pour les plus vulnérables et accentuer les tensions liées à la cohabitation.

Le projet de loi 103 dépeint les services et les personnes qui les utilisent comme un problème à déplacer, à masquer, voire à éradiquer. Pourtant, il faut rappeler que les personnes utilisatrices de drogues et celles en situation d’itinérance sont des citoyen·ne·s à part entière, titulaires des mêmes droits que tous et toutes : les droits à la sécurité, à la dignité, à l’égalité et à l’accès aux soins, pour n’en nommer que quelques-uns. En adoptant ce projet, on risque de créer une division dangereuse entre citoyen·ne·s logé·e·s — ceux dont les préoccupations sont prioritaires — et une autre catégorie de personnes dont les besoins fondamentaux sont relégués au second plan. Cette loi laisse sous-entendre une primauté des préoccupations des voisinages (qu’elles soient légitimes ou non) au détriment de la dispense de service et la vie des personnes qui utilisent les services.

Les organismes communautaires : une partie de la solution, et non du problème

Ce glissement ouvre la porte à un contrôle politique de l’action communautaire, menaçant l’autonomie des organismes qui répondent à des besoins observés sur le terrain et qui jouent un rôle incontournable. Ces organismes ne s’implantent pas au hasard : ils vont là où les besoins se manifestent. Imposer des règles rigides qui ignorent leur autonomie de pratique, leur indépendance de gestion et leur grande capacité d’adaptation n’est pas la solution aux enjeux de cohabitation. En légiférant l’implantation de ressources, le PL 103 nuit à la capacité des acteurs d’une communauté d’entrer dans un réel dialogue constructif pour mettre en place des solutions durables et adaptées à leurs réalités. C’est la rareté et le manque de ressources qui engendrent des enjeux et des tensions sociales : la présence d’un organisme dans une communauté fait partie des solutions et non pas du problème.

Signataires :

Mary-Lee Plante et Frédérique Rivest, Regroupement pour l’Aide aux Itinérants et Itinérantes de Québec (RAIIQ)

Felixe Jouanneau et Ty Rousseau-Saucier, Association pour la Défense des Droits et l’Inclusion des personnes qui Consomment des drogues (ADDICQ Québec)

Karine Verreault, Regroupement des organismes communautaires de la région 03 (ROC 03)

Vania Wright-Larin du Regroupement d’éducation populaire des régions de Québec et de Chaudière Appalaches.

Anne-Valérie Lemieux Breton, Regroupement des groupes de femmes de la Capitale-Nationale (RGF-CN)

Josyanne Proteau, Ligue des droits et libertés – Section de Québec

Véronique Vézina, Regroupement des organismes de personnes handicapées de la région 03 (ROP 03)

Steve Dubois, Alliance des Groupes d’Intervention pour le Rétablissement en santé mentale (AGIR)

Murielle Létourneau, Table régionale des organismes communautaires Chaudière-Appalaches (Trocca)


[1] INSPQ, 2023, https://www.inspq.qc.ca/publications/3411

[2]  INSPQ, 2023, https://www.inspq.qc.ca/publications/3411

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